Y a-t-il eu une industrie à Mont-Saint-Aignan ?
Commune essentiellement rurale jusqu’à la fin du XIXe siècle, Mont-Saint-Aignan abrite depuis longtemps une grande diversité sociale, particulièrement dans la partie du Mont-aux-Malades : bourgeois vivant de leurs rentes, artisans tisserands, domestiques, jardiniers, agriculteurs, commerçants… mais aussi ouvriers ! Car il y a bien eu une activité industrielle à Mont-Saint-Aignan !
La rue des Cafés-Champêtres évoque les guinguettes qui se trouvaient là au XIXe siècle, la rue de la Ferme et la zone de la Vatine rappellent les activités agricoles de la commune, la place des Tisserands marque l’importance de l’artisanat de la filature dans l’économie du plateau… Le nom des voies de circulations conservent la mémoire des activités passées, même si toute autre trace de ces métiers a par ailleurs disparu depuis longtemps.
De l’activité industrielle de Mont-Saint-Aignan au XIXe, il ne reste ainsi que quelques indices. C’est d’abord le nom d’une rue, celle de la Briqueterie, qui relie la rue Augustin-Guesnier et la rue des Cafés-Champêtres, derrière le parc du Village. On peut y voir un vestige de l’industrie montsaintaignanaise sous la forme d’un mur de briques de plusieurs dizaines de mètres de long : c’est celui de la plus grande briqueterie de la commune, celle de Marie Laisnée, qui emploie à la fin du XIXe environ quarante ouvriers.
La rue de la Briqueterie garde la mémoire de l’activité industrielle de Mont-Saint-Aignan.
Les comptes relatifs à la maison du n°18, faisant apparaître les indemnités versées au titre de l’occupation allemande.
Collection Martin.
Presque dépourvu de ressources naturelles (et notamment d’eau, la plus importante d’entre elles), situé sur les hauteurs et séparé du bassin rouennais par une forte pente, Mont-Saint-Aignan ne pouvait être promis à un grand destin industriel, comme les communes de la vallée en bord de Seine. Les terres argileuses représentent néanmoins un nouvel atout au XIXe siècle, où les besoins en briques explosent avec la révolution industrielle et la construction des chemins de fer, d’usines et d’édifices divers.
Les plateaux nord de Rouen (Mont-Saint-Aignan, Bois-Guillaume et Bihorel) voient ainsi l’implantation de briqueteries qui s’installent au plus près des gisements d’argile. La cuisson des briques dégageant d’importantes fumées, les briqueteries sont dès 1810 classées comme établissements insalubres et doivent donc faire l’objet d’une autorisation préfectorale. Ainsi, pour créer une briqueterie, le demandeur doit déposer un dossier en préfecture avec un plan de situation et un descriptif des installations. Conservés aux archives départementales, ces dossiers permettent de retracer l’histoire de cette activité industrielle à Mont-Saint-Aignan.
Une nouvelle briqueterie tous les 5 ans
C’est en moyenne le rythme d’installation des briqueteries à Mont-Saint-Aignan entre 1838, date de la plus ancienne demande d’implantation, et 1872, date de la dernière. La première émane d’un certain Frontin-Chéron, le 14 décembre 1838. Un plan sommaire est déposé en préfecture et il est autorisé à établir une briqueterie permanente avec un four dans sa propriété du chemin du Tronquay (aujourd’hui rue Robert-Lehman).
Le plan déposé en préfecture pour la création de la briqueterie Frontin-Chéron.
Le mur de briques (actuellement rue de la Briqueterie) de l’ancienne fabrique de Marie Laisnée.
Coup de théâtre en 1844 : le maire se rend compte que des ouvriers anglais, sans avertir personne ni demander une quelconque autorisation, ont fondé une briqueterie route d’Houppeville. Il envoie le 22 février une lettre outragée au préfet et lui demande si les Anglais jouissent en France de privilèges et de franchises absolues au détriment des Français. Suite à ce courrier véhément, un plan est dressé et soumis en préfecture. On y apprend que l’établissement a vocation à fournir les briques du chemin de fer de la ligne Rouen-Le Havre, alors en construction, probablement pour édifier le viaduc de Malaunay. On peut noter sur ce plan la présence de deux autres briqueteries, appartenant à M. Avenel pour l’une, à M. Frontin-Chéron pour l’autre. Le plan semble avoir été approuvé puisqu’on y trouve la mention « vu », par le pair de France – préfet.
Suite à la lettre de M. Frémont, maire de Mont-Saint-Aignan, ce plan est soumis à la préfecture.
Henri Dupont-Delporte, baron d’Empire et pair de France, préfet de la Seine-Inférieure en 1844.
Et les demandes d’installation se suivent : le 9 août 1861, un M. Boismard est autorisé à établir trois fours à brique dans sa propriété du chemin Saint-Aignan (aujourd’hui rue Aroux). En août 1869, c’est Pierre Baron, un entrepreneur de bâtiment de Déville-lès-Rouen, qui se présente à la préfecture de Seine-Inférieure, avec une demande d’exploitation d’une briqueterie située entre la rue des Maçons (aujourd’hui rue Boucicaut) et le chemin des Communaux (aujourd’hui rue Charles-Lenepveu).
Enfin, le 20 septembre 1872, le préfet autorise ce qui deviendra la plus importante briqueterie de Mont-Saint-Aignan à reprendre l’établissement fondé par les Anglais. Il s’agit de Marie-Félicité Laisnée, veuve de Jean-Alexandre Huet, fabricante de briques à Déville-lès-Rouen.
La requête de Marie Laisnée.
La demande d’autorisation de Pierre Baron.
Marie Laisnée explique dans sa requête adressée au préfet qu’elle emploie une quarantaine d’ouvriers à Déville-lès-Rouen dans la briqueterie qu’elle possède mais que le gisement d’argile arrive à épuisement. Aussi a-t-elle acheté une propriété à Mont-Saint-Aignan où se trouve une carrière qu’elle estime considérable. On apprend aussi dans ce courrier que les fours qu’elle souhaite construire cuisent les briques au bois et au charbon.
Ces briques cuites au charbon fourniront la matière nécessaire à la construction de bien des édifices rouennais mais aussi à Mont-Saint-Aignan : la plupart des maisons de Saint-André bâties dans le dernier tiers du XIXe siècle arborent ces briques industrielles très typiques, et qui marquent, aujourd’hui encore, l’identité du quartier.
Quelques années plus tard, la briqueterie de Marie Laisnée, d’abord créée par des Anglais, passera dans les mains d’un autre industriel, Ferdinand Lancesseur, déjà propriétaire d’une briqueterie à Bihorel. Au XXe siècle, elle est connue sous le nom de Briqueterie rouennaise, et l’on trouve, en 1935, une dernière demande d’autorisation de cette société.
La demande d’autorisation de la Briqueterie rouennaise, accompagnant les plans, en 1935.
Le plan déposé en 1935…
… et la légende s’y rapportant.
Une population fluctuante
Les recensements de la ville permettent de savoir combien d’habitants travaillaient en lien avec la briqueterie, et ces chiffres varient beaucoup au long des décennies. Ainsi, on dénombre 5 ouvriers briquetiers en 1856, 16 en 1861 (et 2 maîtres briquetiers), 15 en 1866 et 33 en 1872 (ainsi que 3 fabricants). En 1876, ils sont 26 (et 2 fabricants), puis le chiffre monte à 76 en 1881 (avec 2 fabricants et 2 contre-maîtres).
En 1886, leur nombre redescend à 46 ouvriers (et 2 fabricants ainsi qu’un directeur), puis à 27 (et 2 fabricants) en 1891. En 1896, nouvelle remontée avec 38 ouvriers (et un fabricant ainsi qu’un directeur), puis nouvelle redescente en 1901 à 20 ouvriers. En 1921, enfin, on ne trouve plus que 6 ouvriers, employés dans la briqueterie Lancesseur.